Le film noir n'a jamais été aussi élégant - ou effrayant.
En 1941, le réalisateur Orson Welles a sorti son premier film, Citizen Kane, qui a connu un succès financier limité, mais a reçu un accueil très favorable de la critique. Le film, influencé par le style noir émergent, utilise de nombreux mécanismes du genre mais va bien au-delà des conventions habituelles, présentant un éventail varié de techniques cinématographiques qui seront associées à Welles en tant que réalisateur de cinéma. L'utilisation de la caméra par Welles, en particulier, le définira comme un artiste unique ; une large palette de longues prises de vue, de coupures abruptes, de plans en profondeur et de plans décentrés vertigineux sous presque tous les angles imaginables constitue le cœur du savoir-faire cinématographiques de Welles.
17 ans plus tard. En 1958, les studios Universal sortent Touch of Evil, le 9ème long métrage de Welles. Comme Kane, le film est peu remarqué et rapporte peu d'argent, en grande partie à cause des techniques de remontage que le studio a utilisées pour couper les bords idiosyncrasiques¹ de la conception artistique de Welles. Les critiques de l'époque considéraient Touch of Evil comme un simple film de série B, ce qui n'a pas été facilité par la promotion odieuse et peu subtile du film, qui n'a fait que mettre en avant les " frissons bon marché " de la violence et (pour l'époque) de la sexualité. Malgré le mépris des critiques à l'époque de sa sortie en 1958, le film est aujourd'hui considéré sous un jour beaucoup plus favorable par le public contemporain et les spécialistes du cinéma, en grande partie grâce aux techniques de caméra inventives qui constituent la colonne vertébrale du film. Dans Touch of Evil, Welles et le directeur de la photographie Russell Metty créent un langage visuel dense grâce à l'utilisation des mouvements et du positionnement de la caméra, ce qui contribue à dépeindre un monde plus effrayant et perturbé que le Xanadu de Charles Foster Kane.
¹ Idiosyncrasie : Manière d'être particulière à chaque individu qui l'amène à avoir tel type de réaction, de comportement qui lui est propre.
Prenez par exemple ce plan impressionnant qui ouvre le film. Il n'est peut-être pas aussi cité que les longues prises de vue de Welles dans Kane, comme la séquence de flash-back "Union Forever", mais Evil commence par ce qui est peut-être le plan le plus impressionnant du réalisateur sur le plan technique. D'une durée de 3 minutes et 20 secondes, l'éternel plan panoramique (réalisé à l'aide d'une grue) présente les principaux protagonistes, les jeunes mariés Mike Vargas (Charlton Heston), un haut fonctionnaire du gouvernement mexicain chargé de la lutte contre la drogue, et son épouse américaine Susie (Janet Leigh), alors qu'ils traversent la frontière entre les États-Unis et le Mexique pour entamer leur lune de miel. Grâce à la fluidité du mouvement offert par le plan continu, une distinction claire est faite entre les deux pays et leurs différentes cultures - à ce stade, il s'agit d'un simple motif visuel, mais qui deviendra plus tard l'un des thèmes du film avec l'introduction du personnage de Welles, le capitaine de police raciste Hank Quinlan. Dès le début de la scène, la tension est à son comble ; la toute première chose montrée au spectateur est un personnage non identifié qui pose une bombe à retardement à l'arrière d'une voiture. Le tic-tac de la bombe constituant un métronome démoniaque, le public est obligé de rester sur le bord de son siège tout au long de la scène, attendant d'être soulagé du suspense insupportable de savoir qui va mordre la poussière. Le fait que la scène soit un long plan, où l'attention est explicitement attirée sur sa continuité, renforce le suspense de la procédure. Cette longue prise de vue démontre que la durée du plan peut être aussi importante pour la réalisation que les éléments de mise en scène plus courants que sont le cadrage ou l'éclairage. Le rythme unique du plan offre un contrepoint saisissant à la plupart des autres films de l'époque et signale instantanément au public l'étrangeté et, surtout, la rupture du monde qu'il s'apprête à voir. Avec ce seul mouvement fluide, Welles parvient à présenter les principaux personnages du film ainsi que leurs problèmes. Comme dans le cas de Kane, il a compris, grâce à sa vaste expérience du théâtre, que le fait de laisser tourner la caméra sans couper le son donnait au public l'impression d'être une mouche sur le mur, d'être dans la pièce avec les personnages.
Le film présente également de nombreuses compositions de caméra que l'on peut qualifier de peu réalistes, et qui s'inspirent plutôt de l'expressionnisme allemand d'avant-garde. La scène susmentionnée, dans laquelle Susie est terrorisée par les proches de Grandi, en est un exemple. La caméra est alimentée par une pure énergie nerveuse et se lance dans une multitude de gros plans extrêmes et d'inclinaisons de type rigolo. Pourtant, dans un film où presque chaque plan est plus ou moins décalé, il y en a un en particulier qui remporte la palme : le dénouement final. Dans cette scène tendue, où l'on voit Vargas suivre à l'extérieur un Quinlan ivre avec un magnétophone pour obtenir des aveux, rien n'a de logique. Le paysage est montré sous une variété d'angles excentriques : de haut, d'en bas et surtout de côté, le nombre de degrés d'inclinaison de la caméra semblant presque purement aléatoire. Des gros plans très déformés de Vargas, fournis par l'objectif grand angle, sont également disséminés. La séquence devient un flou presque carnavalesque, un mirage hallucinatoire d'images désordonnées. Parfois, la caméra est sur Vargas, parfois sur Quinlan et son partenaire, Menzies, et d'autres fois sur aucun des deux. Si cela semble anodin, c'est l'ordre des plans qui est déroutant, servant à désorienter le spectateur et à l'amener à s'interroger sur la véritable composition du décor qu'il regarde. La scène fonctionne assez bien à cet égard, en essayant d'obtenir une réponse émotionnelle du public ; dans ce cas, la désorientation accompagnée de la peur que Vargas gâche sa dernière chance de blanchir son nom et que le mal triomphe.
Aujourd'hui, Touch of Evil est considéré à juste titre par les spécialistes du cinéma comme un tour de force cinématographique, qui pimente les conventions du film noir avec des éléments d'expérimentation qui en font presque une chose complètement différente : un prototype psychologique par moments. Malgré cela, le film ne reçoit pas le quart de l'attention et des éloges dont a fait l'objet Citizen Kane, le premier film de Welles, et ce, malgré le fait que Touch of Evil pousse à fond les paramètres cinématographiques de ce film et produit un effet très différent de l'étude de caractère réfléchie de ce film. C'est peut-être le syndrome du "premier est le meilleur", le fait que Touch of Evil, tout aussi bien construit, ait dû suivre ce premier film, mais Touch of Evil mérite sans aucun doute d'être reconnu pour son rôle dans l'établissement d'une forme avant-gardiste du film noir. Il est aussi terrifiant qu'un Hitchcock à son apogée, et il parvient à réunir habilement le commercial (les sensations fortes) et le non-commercial (les techniques excentriques de caméra ) dans un film qui peut être apprécié aussi bien avec du pop-corn que comme sujet d'étude.
Commentaires
L'article est très intéressant, très technique, nous apprenons un tas de choses au sujet du cinéma. Merci de nous l'avoir traduit France.
Moi j'aime ce film car il y a Charlton Heston dedans...J'ai dû le voir plusieurs fois pour comprendre vraiment où se trouvaient à tout moment les personnages. Le film est assez innovant, je pense, pour l'époque avec notamment la scène de viol sous entendue. Welles.... énorme, monstrueux, à tous les sens du terme. C'est juste dommage qu'il a fallu attendre si longtemps pour reconnaître la valeur de ce film.
Très intéressant.
Il ne touchera pas forcément les fans Heston vu que l'article ne fait aucunement référence aux comédiens.
Pourtant, la façon dont Welles fait jouer les acteurs est totalement différente des canons hollywoodiens de l'époque, puisqu'il les sort totalement de leur zone de confort : Charlton en flic mexicain moustachu pourrait paraître hors sujet, or le résultat est stupéfiant et l'acteur tient son meilleur rôle de l'avant "Ben-Hur"..
L'accent est mis par l'article sur l'extrême diversité de la palette de Welles concernant les éclairages et les angles de prise de vue, en expliquant point capital, que la variété des plans n'est pas chez Orson un amusement technique mais le résultat dune vision rigoureuse au service de l'intrigue et des personnages, ou .plutôt de leurs caractères :
Par exemple, l'analyse du fameux plan séquence d'ouverture permet de situer les personnages ds leur contexte social et même professionnel, et de donner au spectateur les premiers éléments de ce qui sera le moteur du film, le meurtre d'un riche homme d'affaires ; le choix des contre- plongées réalisées de main de maître par Russ Metty est également un atout capital dans la manche de Welles, lui permettant de " plonger " littéralement dans la pensée de ses personnages, le flic Quinlan bien sûr mais aussi les comparses secondaires de l'histoire, comme Joseph Calleia, et on sait la tendresse de Welles pou les seconds rôles.
Une analyse donc passionnante de ce film immortel, injustement sous-estimé comme l'auteur de l'article le souligne justement, et très bien traduite par notre chère France Darnell qui a fait un boulot remarquable.