St HELEN
Durant la période lumineuse des années vingt, quand la Prohibition offrit aux gangsters américains un marché noir parallèle très lucratif non-taxé de bouteilles de liqueur, Hollywood était à son apogée, et les vedettes rapidement enrichies engageaient leurs propres « coursiers » pour que l'alcool illicite coule à flot. Rien n'était trop cher pour une star du cinéma muet pour qui quarante millions d'Américains faisaient la queue dans les cinémas chaque semaine, permettant ainsi à Rudolph Valentino de se prélasser dans sa villa Hispano-Mauresque « Falcon Lair » (« le repaire du faucon ») en sommet de colline, au sol entièrement recouvert de marbre noir. Pendant ce temps, Gloria Swanson se prélassait dans sa baignoire en or et Tom Mix laissait libre cours à son goût pour les décorations intérieures colorées avec une fontaine aux couleurs de l'arc-en-ciel dans sa salle à manger.
L'éclat des années vingt était grand et brillant, et était visible dans toutes les villes américaines où il y avait des gens suffisamment riches ou dangereux pour le montrer, mais en dehors des villes, l'éclat diminuait jusqu'à ne plus être visible .
Seul le cri de l'aigle était audible à travers le murmure du vent qui soufflait dans les forêts du Nord du Michigan. C'était le domaine des aigles venus faire leurs aires sur les points culminant au-dessus du Russel Lake, loin de la civilisation sophistiquée de l'Amérique moderne, maintenue à distance par les kilomètres de pins, de bouleaux, d'érables et de chênes.
Il ne fait aucun doute que ces aigles avaient des ancêtres qui ont niché ici du temps des habitants de la frontière, quand les sombres forêts profondes qui couvraient auparavant le Michigan furent rasées dans le processus que les spécialistes appellent « l'exploitation forestière ». Les arbres qui y poussent désormais en sont la deuxième génération, grands et larges, mais les grandes forêts du Michigan ont disparu.
Il restait tout de même quelques bois, comme un morceau de la vieille Amérique, qui accueillirent silencieusement Russel Whitford Carter et sa famille quand ils emménagèrent auprès de la petite communauté de St Helen, laissant derrière eux le tohu-bohu de la vie urbaine moderne d'Evanston, dans l'Illinois.
Russ avait décroché un poste d'opérateur de scierie à St Helen, donc lui et sa femme Lilla avaient arraché leurs racines d'Evanston pour les transplanter dans le sol du Michigan, en emmenant avec eux leur bébé. Il s'appelait Charlton, du nom de jeune fille de sa mère. C'était un choix de prénom étrange pour l'enfant Carter, puisque c'était au départ un patronyme. Le bébé Charlton était cependant aussi oublieux de son nom que de l'endroit où il est né. Ses premiers souvenirs sont ceux de St Helen, de la forêt et des lacs, mais il est né le quatre octobre 1923 à l'Evanston Hospital. Il n'y avait pas là de quoi chambouler le monde : rien n'indiquait alors que le bébé de Russ et de Lilla pourrait un jour devenir l'une des figures les plus héroïques du cinéma et même l'un des meilleurs acteurs de toute l'Amérique. Il n'avait pas de sang de comédien dans les veines, mais celui du clan Fraser en Écosse.
Il se passait cependant des événements significatifs dans le monde du cinéma au moment de la naissance de Charlton. Un pionnier du cinéma déjà devenu une légende en dix ans, un certain Cecil B. De Mille était entièrement dévoué à couper et joindre des kilomètres de bande de film avec l'aide de son éditrice Ann Bauchens, pour créer son chef-d’œuvre muet Les dix Commandements (The Ten Commandments). Beatrice, la bien aimée mère de De Mille mourut exactement quatre jours après la naissance de Charlton, et ne put jamais voir le film auquel son fils se dévouait, et qu'il referait un peu plus de trente ans plus tard.
Tandis que Paramount calculait le coût exorbitant du grand classique de De Mille, Metro Goldwyn Mayer se préparait à dépenser encore plus pour leur film Ben-Hur. De plus, presque au moment où Charlton Carter vint au monde, la vedette du cinéma muet Georges Walsh célébrait son triomphe pour avoir été choisi pour jouer le rôle-titre de Ben-Hur. Cependant, au moment où les caméras commencèrent à tourner pour ce film, c'est Ramon Novarro qui endossa le rôle principal du film qui, à peine trois décennies plus tard, allait être ressuscité dans le colossal remake de MGM dans lequel le son, la couleur et la taille de l'image allaient être retravaillés.
Il n'y avait aucun moyen pour Russell et Lilla de savoir que leur fils Charlton allait à la fois incarner Moïse et Ben-Hur plus de trente ans plus tard.

Il se pourrait fort bien que Charlton Carter serait devenu un vrai petit gars de la ville s'il avait été élevé dans la ville dans laquelle il est né, mais à la place, il a été planté comme une jeune graine dans le coin paumé de St Helen. La graine a poussé et a pris racine, se fondant dans le paysage comme un vrai jeune pin. Charlton est devenu trop grand pour son environnement de péquenauds bouseux.
La maison où Russ emmena sa famille pour vivre était une maison, à peine plus qu'une cabane en vérité, et c'était comme si sa place n'était pas ailleurs qu'ici, en plein milieu de la forêt. Elle n'était accessible en véhicule que par un seul chemin, le long de l'Highland Road qui n'était rien d'autre qu'un sentier poussiéreux. Le Russell Lake que Charlton adora était tout proche. C'était un plaisir de se tenir là et de sentir le vent qui arrivait parfois de la rive nord. C'est dans ce genre de lac que Charlton apprit à nager, faisant la nage du chien dans les eaux peu profondes tandis que son père restait près de lui. Heston se souvient :
"Je vivais dans une partie très reculée du Michigan, où j'allais dans une école où il n'y avait qu'une seule classe. J'étais l'un des 11 élèves de huit niveaux différents. J'étais le seul de mon âge, et c'était une merveilleuse enfance, un endroit fantastique pour qu'un garçon y grandisse, mais c'était une enfance quand même solitaire.
Je n'avais pas d'enfants de mon âge avec qui jouer. Il n'y avait pas assez de garçons pour faire une équipe de foot ou de base-ball, et on était plus ou moins obligés de se débrouiller."
Ainsi, Charlton était un solitaire né qui passait le plus clair de son temps à pêcher ou à chasser seul, ou à faire des pièges futiles qui semblaient ne jamais prendre quoi que ce soit. Son père lui avait appris à tirer au fusil et ils allaient parfois ensemble en voiture sur les sentiers qui coupaient à travers les bois. Il avait aussi une sœur, Lilla, mais son compagnon le plus fidèle était un berger allemand. Ils allaient partout ensemble, et l'amour de Charlton pour les chiens n'a jamais diminué.

Avec l'arrivée de l'automne, les feuilles des érables et des chênes se flétrirent et tombèrent, tapissant la forêt tandis que les pins restaient grands et riches face au soleil déclinant. La neige d'avant Noël transformait inévitablement la forêt en en merveilleux paysage hivernal dont Charlton jouissait chaque année. Il accueillait le contact des flocons sur son visage et écoutait l'écho du silence de la neige tournoyant entre les arbres et couvrant le lac gelé.
Un véritable blizzard formait des congères à côté desquelles les arbres se tenaient, vigoureux et encore plus noirs, et la pente derrière la maison devenait la parfaite piste pour faire de la luge. Le crépuscule donnait une toute nouvelle dimension à ses forêts tandis que la neige s'accumulait et s'étalait, donnant une douce lueur aux sombres bois hivernaux.
Les traditions de noël étaient essentielles chez les Carter (traditions qui mettaient souvent les générations à venir à l'honneur). Charlton flânait dans la neige en suivant son père, tandis que Russ allait chercher le sapin de noël. Abattant un grand pin, Russ retirait le sommet de l'arbre de noël et le hachait comme combustible pour entretenir le feu de bois qui emplissait la maison de Highland Road de chaleur et d'une douce lumière vacillante. Charlton s'asseyait souvent dans le siège près de la fenêtre, lisant tandis que l'odeur des épines de pin emplissaient tout son être. Des livres tels que Cal of the wild ou Treasure island éveillaient son intérêt. De telles histoires allumaient la flamme de son imagination. Il dit :
"J'avais l'habitude de lire et ensuite aller dehors pour jouer tout seul les récits de ces ouvrages. Je jouais tous les personnages les uns après les autres. C'est sans doute ce qui m'a mis sur cette voie.
Être acteur, c'est jouer à faire semblant. J'étais élevé dans une partie reculée du pays et je n'avais personne avec qui jouer. J'ai donc joué grâce à mes livres comme tous les enfants le font, mais je jouais plus que la plupart des enfants. C'est sans doute là que j'ai planté les fondations qui me menèrent sur la voie du métier que j'exerce aujourd'hui."
Le récit de livre culte de Jack London à propos d'une chien domestique appelé Buck qui finit chien de traîneau, tirant des traîneaux et des hommes à la recherche d'or dans les déserts glacés de Klondike inspira Charlton Heston qui attelait son chien à sa luge. Il allait dans les sentiers qui traversaient la forêt en criant « Mush ! » jusqu'à ce qu'un jour, un voisin mécontent abattit la bête, laissant ainsi Charlton de nouveau complètement seul.
N'ayant personne pour lui tenir compagnie, il partait chasser le lapin, suivant pendant des heures la piste des boules de poil à travers la neige, ne réussissant pourtant jamais à en voir une seule. Le nez qui coule et les pieds gelés, il devenait soudain un légendaire guerrier indien ou un éclaireur à la recherche de nourriture pour nourrir les colons affamés. C'est ce qui rendait la vie amusante, même s'il était seul.
Il eut une réelle opportunité à un noël de jouer devant le village quand l'école monta une pièce. Il se retrouva dans le rôle du père noël alors qu'il n'avait que 5 ans. « puisqu'il n'y avait qu'une seule salle de classe avec un effectif de treize enfants, la distribution du rôle était surtout du fait d'un étrange talent que j'avais », dit-il. Néanmoins, il avait quand même une réplique pour lui tout seul. Il resta le plus gros de la représentation tapi derrière un feu de cheminée en carton, attendant le moment où il pourrait surgir et crier à travers sa longue barbe blanche : « Joyeux Noël ! »
C'était les années heureuses, quand Charlton pouvait profiter à la fois du monde réel où des parents qu'il chérissait l'aimaient, et le monde imaginaire surgissait de sa solitude. Il se sentait bien dans sa vie, dans cet environnement et dans le direction que prenait la vie. En dehors de son petit monde, l'Amérique était dans la tourmente. Comme le disait Variety le 29 octobre 1919, « Wall Street a mal joué ». Des milliers de riches Américains furent ruinés durant la nuit, et des millions de gens ordinaires furent sans emploi. La Grande Dépression avait commencé : les usines fermaient partout dans le pays, les gens étaient jetés dans la rue sans emploi, sans argent et sans maison. La petite bulle avait éclaté.

La vie continuait pourtant à peu près comme à son habitude à St Helen. Russ était un homme travailleur, honnête avec un métier stable. Peu importe les effets de la Grande Dépression sur les adultes de cette petite communauté, cela ne pouvait pas atteindre le petit garçon qui savait que sa famille ne serait jamais affamée tant qu'il y avait du gibier à attraper dans la forêt. Il y aurait toujours autant de travail pour papa puisque l'Amérique avait encore besoin de son bois. La vie était douce et simple, et la vie de Charlton ne semblait pas en proie au moindre changement tragique. (Peut-être qu'aucun changement dans la vie du garçon des bois aurait été mieux?) Sa petite bulle éclata quand Russ et Lilla ont divorcé. Charlton n'avait que neuf ans, et sa vie ne serait plus jamais la même.
M. M.
A SUIVRE ...